|
Présentation de Maryse Condé
Dans Le Coeur à rire et à pleurer -Contes vrais de mon enfance,
j'ai raconté comment l'éducation que j'ai reçue m'a coupée des
traditions culturelles de la Guadeloupe.
Par exemple, quand j'étais petite fille, au lieu d'admirer les
exploits de Konpé Lapin et de railler la balourdise de Konpé
Zamba, je m'attendrissais sur les malheurs de Peau d'Ane et
rêvais du Prince de la Belle au Bois Dormant. Je n'ai jamais
pris part à un déboulé ni au MardiGras ni a la Mi-Careme quand
le pays entier est en liesse, et à mon oreille le gwo tanbou
résonnait avec des accents sulfureux. Bien que j'aie travaillé
ultérieurement à me réapproprier le patrimoine dont j'ai été
privée, d'importantes lacunes demeurent, je le reconnais.
Ainsi, à ce jour je n'ai jamais assisté à un lewoz. Je connais
peu les rythmes populaires : mazouk, quadrille, biguine, bèlè,
gwo ka. C'est d'autant plus surprenant que pour moi, la musique
doit baigner la créativité littéraire. Ce qui revient à dire
qu'il m'est impossible de travailler à un de mes romans sans
elle. C'est que rompant les liens qui nous amarrent à la quotidienneté,
la musique nous transporte dans une atmosphère où la sensibilité
s'exacerbe, où le flot des images et des métaphores déferle
sans retenue. Pour provoquer cette magie, je fais en général
appel à des compositions que je fréquente depuis des temps et
des temps et dont chaque note me parle au cœur et à l'esprit
: Vivaldi, Jean-Sebastien Bach, Dvorak. J'éprouve un goût tout
particulier pour les musiques sacrées et les requiems.
Voilà pourquoi lorsque le groupe Indestwas Ka m'a proposé de
présenter son nouvel album, le troisième, j'ai d'abord cru à
une mauvaise plaisanterie. J'en étais bien incapable. Ce serait,
ainsi que dit le proverbe africain, " offrir des bagues à un
lépreux ". Où sont les doigts ?
Cependant, au fur et à mesure que les jours passaient, l'idée
se parait des séductions d'un challenge, d'un défi. Et puis,
me répétais-je, n'était-ce pas l'occasion rêvée de me rapprocher
d'harmonies que je méconnaissais ?
J'acceptai donc et m'aventurai timidement comme celle qui pousse
la barrière d'un champ qu'elle a rarement foulé. Ce qui frappa
tout de suite mon oreille novice se fut le timbre des 'lead
singers', des chanteurs. Haut, un peu nasal et cependant pur
tel le son d'une cloche. Quelle école ou quelle pratique l'avait
fait naître ? Ce son semblait se couler dans le rythme, faire
corps avec lui. Bien que n'ayant rien d'européanisé, il me rappelait
celui des contre-ténors, chers à Handel. Il charroyait la même
double ambiguïté. Il était moderne et cependant jailli des tréfonds
de la mémoire du temps. Il effaçait les barrières érigées entre
le masculin et le féminin. Les griots africains m'avaient déjà
appris que la voix humaine compte parmi les plus merveilleux
et les plus complexe des instruments. Au Sénégal elle domine
sans effort la palpitation du tambour d'aisselle que les Wolofs
appellent petit Satan. Les chants du groupe Indestwas Ka répondaient
aux rythmes du gwo ka, les paraphrasaient, se modulaient sur
eux. Il semblait parfois que la mélodie se dédoublait, la voix
humaine précédant ou suivant l'instrument qui haletait frénétiquement
de son cote. Il s'en suivait des joutes endiablées. Le ka est
un cœur qui bat et qui gère la vie alentour. A des moments surgissait
inattendu et plaintif le son du violon ou d'un instrument occidental,
apprivoisé, mais qui faisait figure d'intrus.
Je m'attachai ensuite au contenu des chansons. Je retiens un
couplet pris au hasard : " Enmé, sé partajé. "
En littérature, c'est connu, on ne fait pas de bons romans avec
de bons sentiments. Indestwas Ka n'a cure de cette règle. L'ensemble
des chanteurs ne pousse pas banalement la romance. On peut dire
que ses créations ont un petit côté social. Les mots qui reviennent
les plus souvent sont lonè, rèspè, échanj, partaj. Certes la
vie est un combat, mais ce n'est pas un fardeau. Au contraire
c'est un bienfait pour lequel on remercie manman-doudou.
Il s'ensuit une musique claire, c'est-à-dire sans ombres ni
états d'âme, merveilleusement adaptée à la Guadeloupe profonde,
celle qui veut ignorer les bouleversements du temps présent
autour d'elle.
Maryse Condé
Ecrivain
|